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Avec John Gilbert dans La Chair et le Diable.

Le sphinx d'Hollywood

l'Enigme Garbo

Un grand récit de John BAINBRIDGE

Adaptation française de Louis MARTIN-CHAUFFIER

DEUCIÈME PARTIE

Dans la petite salle de cinéma du musée d'Art moderne de New York, une spectatrice solitaire, coiffée d'un étrange feutre cabossé, regarde défiler sur l'écran de vieux films qui ont tous pour vedette Greta Garbo. La spectatrice, c'est Garbo elle-même. Depuis treize ans qu-elle a quitté les studios, celle qui fut la femme la plus adorée du monde vit une existence retirée, mystérieuse. Sa carrière fulgurante avait débuté (voir notre précédent numéro) dans un grand magasin, en Suède, où elle était vendeuse. On la filma présentant un chapeau. Le film tomba sous les yeux du metteur en scène Moje Stiller. Une étoile était née.

Son seul amour meurt: elle se tait

EN arrivant à Hollywood, en septembre 1925, Greta Garbo avait dit aux journalistes qui s'enquéraient de ses intentions: «J'aimerais trouver une chambre dans une famille sympathique.» C'était tout ignorer du protocole qui règle la vie des étoiles, même quand elles sont encore à l'état de nébuleuses. Elle devait descendre dans un grand hôtel. Stiller l'installa au Miramar, à Santa Monica, où lui-même avait loué une petite maison.
    Le bouillant Moje avait baissé le ton. Les studios ignoraient le metteur en scène et sa protégée. Tandis que Greta prenait des bains ou bien, assise sur la plage en maillot de bain devant la maison de son ami, épluchait des pommes de terre, Stiller multipliait les démarches en faisant le courtois, ce qui le rendait neurasthénique. Ils formaient «un couple mélancolique», raconte la femme d'un acteur suédois qui habitait Hollywood. On les appelait «grand-papa» et «grand-maman». A la vérité, la jeune Suédoise manquait alors totalement de séduction et d'apprêt. Encore un peu trop forte, elle avait les dents mal rangées, une tignasse ébouriffée, négligeait les soins de beauté, s'habillait n'importe comment, était complètement inculte et demeurait sauvage: bref ignorait tout de l'art de plaire dans le lieu le plus sophistiqué du monde.
    Moje Stiller, à force de se multiplier, réussit enfin à décrocher un rôle pour Greta. Après un sérieux travail sur sa dentition et les soins du chef maquilleur, un bout d'essai fut jugé assez satisfaisant pour qu'on lui confiât la vedette aux côtés de Ricardo Cortez dans une histoire espagnole d'amour inassouvi, appelée Le Torrent, tirée d'un roman de Blasco Ibanez. Promotion inespérée, qui faillit pourtant n'avoir pas de suite. Stiller n'ayant pas été choisi pour la mise en scène, Greta lui déclara qu'elle allait abandonner le rôle et rentrer chez elle. Le fidèle Moje eut la sagesse de l'en dissuader.
    Bien que Stiller et quelques Scandinaves qui assistaient à l'avant-première du Torrent, en janvier 1926, eussent trouvé le film exécrable et Garbo lamentable, les gens de la Metro Goldwyn Mayer étaient enthousiastes. Ils avaient raison: le public américain et les critiques lui firent un triomphe. Greta était une «vamp» à l'état encore embryonnaire mais les recettes montaient en flèche. La conclusion commerciale fut qu'il fallait remettre cela. On tourna donc La Tentatrice, toujours inspirée de Blasco Ibanez et fumante de passion latine. Mais Garbo, plus séductrice exotique que jamais, eut cette fois pour partenaire Antonio Moreno, l'«amant latin» le plus brillant de l'époque. Et Stiller, enfin, fut chargé de la mise en scène.
    Ce succès décida de sa perte. Il avait repris assez d'assurance pour se montrer insupportable. Il commença par se brouiller avec le «jeune génie» Irving Thalberg qui, à vingt-six ans, était monté en flèche d'un emploi de secrétaire à 35 dollars par semaine à la place de directeur de production de la M.G.M. Dès le premier contact, ces deux altiers personnages se détestèrent. De plus, Stiller parlait mal l'anglais, se trompait de mots, disait «coupez» pour «tournez» ou «partez» pour «arrêtez», transformait le film au montage. Mayer et Thalberg étaient affolés: «A-t-il jamais auparavant dirigé une camera?» Au bout de dix jours, la M.G.M. lui retirait le film.

Elle se cache dans les lavabos pour
échapper à son fiancé John Gilbert

D'ÉCHECS retentissants en succès passagers, Moje Stiller traîna encore deux ans en Amérique. Mais le cœur n'y était plus, il avait perdu la foi en son étoile, et se savait très malade. Vaincu, il rentra à Stockholm pour entrer à l'hôpital. Il y mourut le 8 novembre 1928, à l'âge de quarante-cinq ans.
    Garbo reçut le télégramme lui annonçant la mort de son «inventeur» tandis u'elle tournait une scène d'amour d' Orchidées sauvages. Elle devint pâle comme une morte, s'écarta à pas de somnambule et alla s'appuyer contre un mur, à l'autre bout du studio, gardant les mains sur les yeux durant quelques minutes. Puis elle revint parmi ses camarades et reprit le travail. Elle ne dit à personne ce que contenait le télégramme. Ses sentiments les plus profonds étaient aussi les plus secrets. Plus tard, quand elle perdit sa mère, à un ami à qui elle rendait visite et qui lui faisait ses condoléances, elle répondit seulement, montrant la fenêtre: «Vous avez une bien belle vue.»
    Stiller a-t-il été le premier amour de Greta? A l'un de ses amis intimes, elle dit un jour: «Si jamais je devais aimer quelqu'un, ce serait Moje Stiller.» On ne sait rien de plus. Affection, respect, soumission ne font point de doute. Son cœur n'alla sans doute pas au-delà. Mais aima-t-elle jamais quelqu'un?


La première image de Greta apparue aux Américains: sur
le pont du bateau qui l'amène de Suède, avec Stiller.

    Hollywood le crut lorsque, en 1926, Greta commença à tourner son troisième grand film: La Chair et le Diable, avec John Gilbert. Elle avait vingt et un ans, lui vingt-neuf. Mais il était célèbre et tenu pour «l'amant le plus parfait de l'écran» quand elle était encore peu connue. Gilbert, extrêmement beau, avait la noire chevelure, les yeux de sombre velours, tendres et brûlants, les dents éclatantes, le sourire irrésistible du séducteur patenté. Deux fois divorcé, il ne comptait plus ses conquêtes. Il était naturel qu'on inscrivit à son tableau sa nouvelle partenaire. De fait, le coup de foudre fut réciproque: «Je travaille sur de la vraie matière, disait leur metteur en scène, Clarence Brown. Ils en sont à ce stade heureux de l'amour où l'on imagine qu'un nuage rose vous enveloppe et vous cache!»
    Greta devint une habituée de la maison que possédait Gilbert à Tower Road, qui domine Beverly Hills. Quand ils ne tournaient pas, ils partaient pique-niquer dans la montagne. John l'appelait Fleka (déformation du suédois «svensk flecka», fille suédoise) ou Gu-bo. Elle le nommait Jacky, qui dans sa bouche devenait Yacky, car elle ne savait pas prononcer le «J».
    Souvent, ils restaient assis, après le dîner, sur la terrasse. Tout à coup, Greta se levait: «Je vais me promener.» Elle s'en allait, seule, dans les collines, ne rentrant parfois qu'en pleine nuit.
    Avec lui, en tête à tête, elle parlait beaucoup et semblait heureuse. Mais, le dimanche, la flamme s'éteignait. Ce jour-là, arrivaient de Hollywood chez Gilbert deux douzaines d'acteurs, d'actrices, de producteurs ou de metteurs en scène. Ils débarquaient vers la fin de la matinée, nageaient, jouaient au tennis, parlaient boutique et repartaient tard dans la soirée. Greta se refermait comme une fleur au soir, ne parlait pas, ne bougeait pas. Elle était toujours la petite fille apeurée du cours dramatique royal, qui craignait de dire une sottise ou de commettre un impair. A la fin, n'y tenant plus, elle rentrait chez elle ou s'enfuyait dans les collines.
    Le bruit de leur mariage courait. A maintes reprises, en effet, John Gilbert avait demandé à Greta de l'épouser. Le séducteur était, cette fois, pris au piège et vraiment épris, peut-être parce qu'elle se dérobait. Un jour, pourtant, il crut avoir gain de cause et l'avoir convaincue de tout abandonner et de partir avec lui pour une croisière d'un an dans les mers du Sud. Il fit construire et aménager, pour 100 000 dollars, un yacht magnifique. Le yacht resta en rade, et Yacky en fut pour ses frais. Une autre fois, il réussit à l'emmener en voiture jusqu'à Santa Anna, roulant à toute vitesse, tant il craignait qu'elle ne se dégageât. Comme ils allaient entrer dans le bureau des mariages, Fleka s'enfuit, courant vers un hôtel, s'enferma dans les toilettes de dames jusqu'à ce que Gilbert, la mort dans l'âme, se décidât à rentrer seul à Town Road. Cette fois fut bien la dernière. Liaison, amitié, tendresse, quelque nom qu'on donne à leurs rapports, cela se défit lentement. En 1929, tandis qu'elle tournait aux îles Catalina, un reporter plus excité que discret prit l'avion pour lui apporter la première édition de son journal, qui annonçait en gros titre: «John Gilbert épouse une actrice.» Elle parcourut l'article et rendit la feuille au garçon: «Merci!» Malgré toutes ses instances, il ne put lui arracher d'autre déclaration que celle-là: «J'espère que M. Gilbert sera très heureux.» Ce n'était pas dépit, c'était indifférence: qui sortait de sa vie n'y laissait pas trace. Quelques mois plus tard, elle croisa Gilbert sur Sunset Boulevard: «Gott, dit-elle à son compagnon, je me demande ce que je lui ai trouvé.» Elle parut chercher, ajouta enfin: «Je suppose qu'il était joli garçon.»
    A défaut d'un amour véritable, John Gilbert lui avait, indirectement, apporté la fortune et, du même coup, révélé aux dirigeants de la M.G.M. une Garbo encore inconnue: non plus la «tentatrice», mais l'avide.
     La Chair et le Diable avait été tourné en pleine lune de miel. Le jeu des protagonistes s'en ressentit si bien que les scènes d'amour dépassaient largement en ferveur passionnée les exigences du scénario, pourtant fort entraînant. Le public réagit en conséquence et, comme le talent se mesure à la recette, Garbo passa le cap ardu qui sépare la jeune étoile montante de la star à son zénith.
    L'offre répondant à la demande, la M.G.M. prépara, pour Greta, son quatrième grand film de séduction, qui devait s'appeler Les femmes aiment les diamants . La vamp malgré elle, qui détestait ces rôles de «stupide séductrice» où on la cantonnait, voulut du moins justifier le titre et tirer parti de sa renommée grandissante. Elle réclama à Louis B. Mayer ce qu'elle appelait «un salaire honnête». Le grand patron demanda ce qu'elle entendait par là. Elle dit: «5 000 dollars.» C'est ce que gagnait l'ami Gilbert. Cet après-midi-là, la terre trembla à Hollywood. Louis B. Mayer refusa et Garbo déclara qu'elle rentrerait chez elle au Miramar. Ce qu'elle fit. Sa grève dura cinq mois. Indifférente aux anathèmes et aux menaces de la M.G.M., elle attendait ses 5 000 dollars.

Sa maison a trois salles de
bains mais pas un seul bibelot

ELLE les eut. Ce fut une victoire sensationnelle, qui fit plus pour sa gloire que le meilleur des films. L'agent d'affaires de John Gilbert, Harry Eddington, prit en mains ses intérêts et obtint pour elle un contrat de cinq ans, avec 5 000 dollars par semaine de travail «effectif»! Sur cet «effectif» – qui était considéré, d'habitude, comme représentant quarante semaines par an – Garbo chicana. Du moment qu'elle serait toujours à la disposition de la M.G.M., il n'y avait aucune raison pour qu'elle ne soit pas «effectivement» payée durant les cinquante-deux semaines de l'an. Cette interprétation originale prévalut, à la stupeur émerveillée de Hollywood. La séductrice «valait» désormais 260 000 dollars (100 millions de francs par an). Une telle suprématie comporte des devoirs qui y répondent. Quand on touche un pareil salaire, in n'habite plus l'hôtel. fût-il un palace. Il faut tenir maison, avoir des domestiques, une voiture au moins, un chauffeur, recevoir, accueillir les journalistes, se montrer sophistiquée, être constamment en représentation. On ne quitte plus la scène.
    Eddington trouva pour Garbo, au no 1 027, Chevy Chase, à Beverley Hills, une maison à deux étages, de style hispano-californien, qui comportait neuf pièces et trois salles de bains. La vedette occupait une grande chambre au rez-de-chaussée, avec un salon et une salle à manger. Le jardin, qui fleurissait sous les citronniers, derrière la maison, se terminait par une piscine. Garbo, fort économe, réduisait les dépenses au moindre: elle acheta une vieille Buick d'occasion et loua un chauffeur. Deux domestiques lui suffirent, un ménage suédois, Gustav et Sigrid Norin, qui l'aidèrent à déménager ses affaires. Ce n'était guère, un taxi y suffit: une malle, trois valises et quantité de boîtes.
    Pour la première fois de sa vie, elle avait une maison. Elle ne parut point s'en douter. Elle campait. Au bout de quelques semaines, elle fit pourtant venir le costumier de la M.G.G., Adrian, pour qu'il arrange au mieux les meubles dans le living-room. Tout était si banal qu'il n'en put guère tirer parti. Il proposa des commandes de draperies, de rideaux, d'étoffes d'ameublement, Garbo l'écoutait sans le moindre intérêt. «Je ne me souviens pas qu'elle ait jamais acheté quoi que ce soit pour cette maison, pas même un vase», confessa, plus tard, Gustav, le valet de chambre.
    Le ménage suédois n'avait pas la vie facile. Sa patronne avait informé Gustav qu'il serait responsable de tous les achats: les frais mensuels pour la maison, y compris la nourriture, ne devaient pas excéder 100 dollars!
    Garbo ne lisait guère. Parfois un roman suédois, anglais ou allemand. Mais elle compulsait les journaux de cinéma pour y découvrir les articles qui la concernaient. Elle y passait des heures. Gustav était chargé de ce ravitaillement. S'il lui arrivait de rapporter deux exemplaires du même numéro, il devait retourner chez le libraire et se faire rembourser. Quand on ne parlait pas d'elle dans un magazine, il devait tenter de le faire reprendre. Tous les mois, elle adressait à sa mère un gros paquet de coupures de presse à sa louange. Mme Gustafsson de son côté, lui envoyait tous les articles parus sur elle dans la presse suédoise.
    Malgré les exigences de la renommée, Garbo ne recevait guère et le premier étage était toujours fermé. Elle ne fréquentait que quelques amis, dont Jacques Feyder et Françoise Rosay. A ses heures de loisir, elle s'entraînait dans le jardin avec des haltères et un medicine-ball qui souvent volait dans les parterres. Elle se plaignait alors à Gustav du mauvais état de ses fleurs; lequel lui répondait qu'il était difficile d'entretenir un jardin dans un gymnase – ce qui l'agaçait. Rien de ce que faisaient pour elle ses serviteurs ne lui procurait le moindre plaisir. Quand elle n'était pas muette, elle ne savait que gronder, et copter. Son enfance misérable l'avait marquée à jamais.
    Au studio, en revanche, elle faisait des frais. Les grandes vedettes avaient l'habitude d'emmener une femme de chambre dans leur loge. Elle en eut deux. On rit. Elle n'en garda qu'une.

Elle apprend à son perroquet
à imiter le bruit des bravos

EN réalité, elle se sentait très malheureuse, malgré la gloire, la fortune et la passion qu'elle apportait à son travail. Déjà, au moment de l'échec de Stiller, elle écrivait à un ami de Suède: «Quand cette chose affreuse est arrivée à Moje, j'ai cru que plus jamais le soleil ne se lèverait.» C'était vrai, et ses succès croissants n'éclairaient pas ses jours bien au contraire. Le gouffre allait se creusant entre le mythe qui se formait et ce qu'elle était réellement, dont elle prenait avec effroi la mesure. Après les heures de tension et de surmenage passées au studio, elle ne trouvait pas le repos. A une actrice suédoise elle confia qu'elle passait ses nuits à arpenter sa chambre jusqu'à l'aube, dans un tel désespoir que parfois elle se cognait la tête contre les murs. Elle écrivait à l'un de ses amis, demeuré au pays: «Vois-tu, Jasse, le fond de l'histoire est sans doute que je n'ai rien d'une actrice… J'ai un affreux mal du pays et maintenant que Noël approche, j'au envie de pleurer. Je me sens malheureuse comme entre les mains d'une marâtre. Je sais que je me conduis comme un enfant et que je devrais être reconnaissante d'une position que des millions d'êtres remercieraient Dieu de posséder. Mais voilà, c'est comme ça.»
    De plus, cette fille des neiges supportait mal les longs étés secs de Californie. Elle faisait ouvrir tous les tuyaux d'arrosage de son jardin, et se promenait sous cette douche en maillot de bain ou même toute habillée. Elle sortait du jardin inondée, trempée, détendue et généralement enrhumée, ce qui la mettait fors d'elle.
    Pour établir sa promotion, son homme d'affaires, Eddington, eut une inspiration. Désormais, on ne l'appellerait plus Greta Garbo, mais «Garbo» comme Rachel, la Duse ou Réjane. Mais il avait beau faire, elle ne se pliait pas aux lois du protocole hollywoodien. Elle allait vêtue de tailleurs très simples, en jersey ou en tweed, avec des chemises d'homme et des cravates, toujours coiffée du fameux feutre cabossé et chaussée de souliers plats. Elle refusait de fréquenter les instituts de beauté, faisant elle-même ses shampooings sous la douche, puis se rinçait les cheveux avec une infusion de camomille que lui préparait Sigrid. Pour tout parfum, elle possédait un seul flacon de gardénia dont elle se servait rarement. Elle sortait à cheval ou faisait de longues marches à pied. Chez elle, outre la piscine et les bains de soleil, elle n'avait d'autre divertissement que de jouer avec ses bêtes, un chien chow, deux chats de gouttière noirs et un perroquet à qui elle avait appris à dire «Hello, Greta», à imiter le bruit des applaudissements ou son propre rire de gorge. Elle garda longtemps sa vieille Buick d'occasion. Un jour qu'elle roulait doucement sur le Sunset Boulevard, elle se fit dépasser par nombre de grandes star, dont Joan Crawford, installées dans d'immenses limousines conduites par des chauffeurs en livrée. «Regards, dit-elle à son ami Sorensen, j'ai lu hier que j'étais la reine des vedettes. Dans cette bagnole! Quelle farce!»
    Faute de pouvoir l'apprivoiser, Eddington s'avisa de transformer en volonté systématique sa timidité et son non-conformisme. On ne la voyait guère, on ne la vit plus du tout. Plus d'interviews; la silencieuse devenait la secrète. Les agents de publicité lui promettaient en vain des fortunes pour recommander leurs produits. Sa vie privée défiait les faiseurs d'échos et les amateurs de potins. Le «sphinx suédois», enveloppé dans son mystère, cachait ses complexes, son vide et son désert. Elle était une énigme sans réponse. Loin de nuire à sa réputation, cette distance prenait de la dignité, ajoutait à l'admiration, raffinait la curiosité. Elle resta un après-midi sur le studio vingt-cinq minutes après cinq heures, conte toutes ses habitudes, Associated Press jugea qu'un tel événement méritait que le monde en fût informé.
    L'avènement du «parlant» bouleversa Hollywood et renversa les valeurs les mieux établies. On vit d'abord partir toutes les vedettes étrangères qui ne savaient pas l'anglais. D'autres, bien qu'américaines, connurent le triste sort de John Gilbert. Lorsque, dans Sa Glorieuse Nuit , le prince des séducteurs dit pour la première fois: «Je cous aime», ce fut un éclat de rire. Le velours brûlant de ses yeux manquait à sa voix, qui était haute et mince. Hollywood exécute sans pitié et sur-le-champ ceux qui ont cessé de plaire. «Pour les recettes du tiroir-caisse, il ne valait pas plus qu'un sac de cacahuètes.» Nul ne tomba si vite, de si haut.

Sa recette de beauté: un
cube de glace sur le visage

POUR Garbo, au contraire, le «parlant» fut la consécration définitive, totale, unique. Sa voix, son rire bouleversaient. Ses débuts, en 1930, furent décrits comme «l'événement qui avait été le plus intensément désiré et craint depuis la découverte». La M.G.M. trouva que deux mots suffisaient pour lancer le film: «Garbo parle.» Et toute l'Amérique en parla.
    Garbo était alors – et demeura – l'artiste la mieux payée de Hollywood. Elle le méritait. Le véritable miracle de Garbo, c'est le travail et le génie. Elle arrivait à 9 heures sur le plateau, habillée, maquillée, connaissant parfaitement, non seulement son rôle mais ceux de ses partenaires. Elle avait répété chez elle le détail de chaque scène, étudié avec minutie comment traverser une pièce, s'asseoir sur une chaise. Son don prodigieux de l'expression, de l'attitude, de l'inflexion, de se donner tout entière au personnage qu'elle créait, était servi par un scrupule sans précédent de ne rien négliger qui pût permettre la totale incarnation, la confusion parfaite de l'artiste et de l'héro ï ne.
    Obéissante, d'ailleurs, écoutant avec respect les modifications que suggérait le metteur en scène, discutant parfois, sans jamais s'irriter. Sur un seul point, pourtant, elle était intraitable. Elle ne pouvait supporter aucune présence étrangère quand elle était sur le plateau, douée d'un flair surprenant pour déceler, dans une foule de figurants, l'admirateur inconnu qui s'y était glissé. Cette hypersensibilité éclaire le mystère de sa création: «Lorsque les gens me regardent, avoue-t-elle, je ne suis plus qu'une femme faisant des grimaces pour la camera, cela détruit toute illusion.» Pour jouer, il lui fallait changer d'univers, s'oublier elle-même, que rien ne lui rappelât qu'elle était Greta égarée dans un monde où les petites filles se trouvent mal à leur aise. Souvent, pour protéger «l'illusion», elle faisait entourer le plateau de grands rideaux noirs. Ces rideaux noirs la séparaient de la vie: il n'y avait plus place que pour la féerie, la féerique réalité où elle était une autre et se sentait enfin elle-même réalisée.
    A Hollywood, on terminait le travail à 6 heures. Greta, elle, cessait à 5 heures précises, fût-on au milieu d'une scène. Pourtant, le travail avançait plus vite qu'avec n'importe quelle autre star. Grâce à sa préparation minutieuse il était très rare qu'on dût recommencer une prise de vues. De plus, elle ne souffrait pas de ce que Lubitsch appelait «une dévotion esclave au miroir». Elle se contentait de passer un cube de glace sur son visage avec, de temps en temps, un soupçon de poudre.
    Quatre ans après ses débuts au parlant, Garbo, à la surprise générale, demanda que John Gilbert, l'oublié, jouât dans La Reine Christine la rôle de Don Antonio de la Prada. Ce retour déchaîna dans la presse la plus tapageuse publicité. On évoqua à grands flots d'imprimés leur «liaison orageuse, glorieuse et historique». C'était beaucoup de bruit pour rien, un geste amical de Garbo pour un camarade désemparé.
    La critique décerna des louanges extraordinaires à Garbo, au scénario, à la misse en scène, aux acteurs de second plan. Seul John Gilbert fut oublié dans ce concert. Divorcé pour la quatrième fois, ruiné, l'ancien prince des amants de l'écran mourut oublié, en 1936, d'une crise cardiaque. Il avait trente-huit ans. Stiller, Gilbert: Garbo ne portait pas chance à ceux qu'elle avait élus.
    La mort de Gilbert la laissa indifférente. Elle vivait depuis des années dans un état quasi somnambulique de perpétuelle absence. Un metteur en scène s'approcha d'elle après qu'elle avait travaillé pendant plusieurs heures: «Vous devriez rentrer chez vous, miss Garbo, vous êtes morte de fatigue.» Elle ne dit rien d'abord, puis leva vers lui un visage vide: «Morte? Morte? Mais je le suis depuis longtemps.»
    Garbo décourageait la chronique galante. Après le départ de Stiller et l'aventure avec Gilbert, les courriéristes aux aguets ne trouvèrent, jusqu'à la fracassante entrée de Léopold Stokowski dans sa vie, en 1937, que deux amitiés, bien innocentes, avec de jeunes Suédois.

Un prince enfant et un camarade
de jadis ont eu droit à son amitié

LE premier était le plus brillant. Au cours d'un voyage qu'elle fit en Suède, après la mort de Stiller, Garbo fit sur le paquebot la connaissance du prince Sigvard, âgé de vingt et un ans, qui avait assisté à New York au mariage de son cousin, le prince Folke Bernadotte, avec une Américaine. A la table du commandant, l'actrice déjeuna, avec le prince et quelques membres de la plus haute aristocratie suédoise. On ne sait qui fut plus impressionné, de cette noblesse à quartiers ou de la fille du quartier sud qui approchait pour la première fois les grands de con pays. Tout se passa le mieux du monde. Les comtes et comtesses rivalisèrent de grâces, la star montra une gaieté et une animation qui ne lui étaient pas habituelles. Quant au prince, il béait devant elle.
    A Stockholm, on les vit dîner ensemble, sortir, danser. Il n'en fallut pas davantage pour que les journaux crient à «l'idylle royale». A son retour de New York, elle coupa court aux commérages. A un journaliste qui espérait lui arracher de sensationnels détails, elle répondit simplement: «Je n'ai pas l'habitude de m'amuser avec des gosses.»
    Avec Max Gumpel, ingénieur des Travaux publics, les choses allèrent, si l'on peut dire, moins loin encore. Il avait connu Greta Gustafsson quand elle était vendeuse aux grands magasins P.U.P., l'avait perdue de vue et ne savait pas ce qu'elle était devenue. Il se souvenait seulement de sa consternation quand, priée à dîner, elle fut mise en présence de son premier artichaut.
    En 1932, Gumpel reçut un coup de téléphone d'une femme qui prétendait être Greta Garbo. Persuadé qu'il s'agissait là d'une farce, il entra dans le jeu et l'invita à dîner. Elle arriva: c'était Garbo, c'était aussi la petite Gustafsson oubliée. Elle portrait un seul bijou: une bague avec un petit brillant qu'il lui avait donnée autrefois.
    Ils se revirent souvent. La rumeur se répandit qu'ils allaient se marier. En fait, il jouait en Suède. Comme d'autres, hommes ou femmes, il était le compagnon qui la protégeait d'être seule. Autant que la foule, elle détestait la solitude et ses angoisses. On lui avait prêté ce mot, qu'on répétait souvent: «J'ai besoin d'être seule.» Elle dut s'en expliquer: «Je n'ai jamais dit cela, j'ai dit: je veux qu'on me laisse en paix, ce qui n'est pas du tout la même chose.»
    C'est, en effet, toute la différence entre Greta et sa légende. La petite fille qu'elle est toujours restée a peur du monde. Mais les petites filles ont peur aussi toutes seules dans le noir. Amis ou amies étaient là pour chasser les fantômes, même s'ils n'étaient pour elle guère autre chose eux-mêmes que des fantômes.

Copyright 1955 by John Bainbridge et Agence Odette Arnaud.

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La semaine prochaine:

Après 20 ans de triomphe, Greta connaît
son premier échec: Ninotchka. Elle quite
l'écran: “Je n'ai plus de projets, dit-elle,
je m'en vais à la dérive.”

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Part I 
  
 
Part III
  

 

from:   PARIS MATCH,        1955, NΊ. 314
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