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A grand renfort de publicité, elle rit pour
la première fois dans
Ninotchka (1939).

Une idole errante fuyant son passé

l'Enigme Garbo

Un grand récit de John BAINBRIDGE

Adaptation française de Louis MARTIN-CHAUFFIER

TROISIÈME PARTIE

En 1925, le metteur en scène Moje Stiller arrive à Hollywood en compagnie d'une jeune sauvageonne jugée sans séduction. C'est Greta Garbo. Son premier film, Le Torrent , est un triomphe. Elle est sacrée vamp et le séducteur de l'écran, John Gilbert, achète pour elle un yacht de 100 000 dollars. Mais elle ne montera jamais à bord. En 1926, la M.G.M. lui signe un contrat fabuleux: 100 millions par an. Mais, en plein triomphe, elle demeure «la petite fille qui a peur du monde».

Fiançailles avec Stokowski: une mesure pour rien

GARBO était au sommet de la gloire. Plus «Divine», plus adorée, plus riche, plus énigmatique, plus «Sphinx suédois» que jamais. Elle avait été la reine Christine, Anna Karénine, la Dame aux Camélias, elle venait d'être Marie Walewska en novembre 1937. Les grandes héro ï nes du roman du de l'histoire ne pouvaient plus avoir, pour le monde entier, un autre visage que le sien. Le roi de Suède venait de la décorer de l'ordre très ancien «Littris et Artibus». Les chroniqueurs cherchaient en vain quelques échos à sensation. Il semblait que, plus elle donnait la vie à des créatures brûlantes de passion, plus elle-même s'effaçait, dérobée comme derrière le rideau noir dont elle faisait envelopper le plateau pour que la métamorphose pût s'accomplir loin des regards, comme un rite secret.
    Quand Stokowski parut.
    En cette fin de 1937, Léopold Stokowski avait cinquante-cinq ans.
    Il était l'un des plus célèbres et, sinon le plus grand, sans conteste le plus flamboyant chef d'orchestre des Etats-Unis. Sûr de lui, de sa beauté, de son génie et de son charme irrésistible. Tout, autour de lui. s'ordonnait comme une symphonie, au gré de sa baguette magique, pour sa gloire et sa joie. Le vent de la victoire soulevait ses longs cheveux blancs, comme des ailes.
    Après avoir dirigé pendant vingt-quatre ans l'orchestre de Philadelphie, Stokowski, homme à la page, s'intéressait au cinéma. Il débarqua à Hollywood pour jouer dans un film le rôle d'un chef d'orchestre illustre qui suscite une passion immortelle. Mais il avait un autre et puissant désir: connaître Greta Garbo, la séduire, fixer l'insaisissable et forcer la farouche.

Elle dément son mariage: “Je n'ai
jamais eu envie d'être conduite à l'autel”

L'ENTREPRISE fut menée tambour battant par un homme qui ne doutait pas du succès. «Stocky, dit un témoin, ne s'attarda pas à l'ouverture: Présenté à Garbo par sa vieille amie Anita Loos, l'auteur de «Les hommes préfèrent les blondes», il déclara tout de suite à la plus célèbre des blondes qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, qu'ils étaient Wagner et Cosima. D'ailleurs les Dieux ayant ainsi décidé, ils n'avaient plus qu'à obéir.» Greta, impressionnée par cette certitude pressante assaisonnée de mysticisme, céda à la loi du plus fort, proie docile, ravie au fond d'être conquise.
    Tout Hollywood fut vite au courant. On les voyait partout ensemble. Elle, qui ne sortait guère, fréquenta les soirées, dansa la rumba avec ce prétendant qui aurait pu être con père et qu'elle appelait «my boy friend».
    Une idylle si passionnée comporte nécessairement un enlèvement et le clair de lune italien. Stokowski loua, pour un mois, près de Naples, à Ravello, un magnifique et ancienne villa, Cimbrone, à flanc de montagne, qui dominait l'un des plus beaux paysages du monde. Il y arriva en février 1938. Garbo, venant de Suède, le rejoignit huit jours plus tard. Elle débarqua, vêtue d'un pantalon de flanelle bleue et de deux lainages. C'était l'a toute sa garde-robe de lune de miel. De la vieille valise fatiguée qui composait son seul bagage, la distinguée gouvernante ne retira qu'une paire d'espadrilles blanches, un lot de lunettes de soleil, un maillot de bain, une paire de pyjamas et des pots de confiture.
    Cette austère personne, Suissesse romande qui avait passé presque toute sa vie au service de l'aristocratie britannique, prisait fort peu les actrices. Quand elle vit ce déballage, son dédain devint du dégoût.
    La solitude propice aux grandes amours dura exactement trois jours. Le temps qu'il fallut pour qu'une armée internationale de journalistes, ayant repéré la trace de la Divine, fit de l'hôtel Camso son quartier général. Un commando s'empara de «Stocky», qui, se croyant tranquille, était descendu téléphoner à l'hôtel. Le maestro mentit effrontément. Les reporters lui demandaient si Greta Garbo était avec lui, s'il l'avait épousée ou s'il allait le faire: «Qui ça? Garbo? répondit Stocky, très surpris. Ah! oui, l'actrice de cinéma. Je n'ai pas las moindre idée de l'endroit où elle peut être en ce moment, mais sûrement pas avec moi.» Sur quoi, il battit prudemment en retraite. Mais quand les journalistes, pas dupes, donnèrent le lendemain l'assaut à Cimbrone, la villa était en état de siège: grille cadenassée, pancarte: «Défense d'entrer», et la garnison en alerte, composée de deux carabiniers et de trois chiens policiers.
    Faute de pouvoir forcer cette défense, la presse inventa des histoires. On avait vu Garbo traire une vache, «Emma», dans l'étable de la villa, tandis que Stokowski caressait doucement la tête de la bête. Ou encore Stocky offrait, avec des ronds de bras, des camélias blancs à sa belle, qu'il appelait sa «Dame aux camélias».
    On ne sut que plus tard comment vivaient les assiégés. Le matin, Greta descendait, un pot de confitures à la main, dont elle étalait de grandes cuillerées sur un bol de flocons de mais. Le café pris, elle remontait le pot, qu'elle enfermait à clé dans une armoire. Auparavant, elle se livrait sur le terrasse, en compagnie de Stocky, à une vigoureuse gymnastique suédoise. Elle dirigeait l'exercice en chantonnant: «Une, deux, une, deux… Monsieur Stokowski ne connaît pas la cadence… une, deux, une, deux…»
    A midi juste, on déjeunait de carottes crues, tantôt rouges, tantôt jaunes pour varier le menu et sans sel. Le soir, salade et fruits crus. Mais le goûter, entre 3 h 30 et 4 h 30, menaçait de ruiner l'efficacité de ce régime ascétique: Garbo se bourrait alors de sandwiches, de miel, de gâteaux et de confitures.
    A 8 heures, elle montait se coucher, emportant de l'huile et du sel. Avec le sel elle se lavait les dents. Pour l'huile, on n'a jamais su si elle la buvait ou se l'appliquait sur le visage.


Partie pour l'Europe avec Stokowski, elle rentre seule, le 7 octobre
1938. Elle déclare: «Je n'ai rien à dire de ma vie privée.»

    Après trois semaines de siège, un armistice fut conclu par Stokowski: les assaillants auraient droit à une interview, moyennant quoi ils laisseraient le couple jouir en paix de sa dernière semaine.
    Stocky introduisit donc solennellement la délégation de correspondants dans la bibliothèque de Cimbrone, où Greta était assise sur un sofa. A leur entrée, elle se leva et se mit à faire les cent pas devant la grande cheminée tandis que le maître se retirait, assez nerveux.
    Elle démentit le bruit de son mariage, nia qu'elle y pensât pour l'avenir:
    – Il y a des gens qui veulent se marier, d'autres pas. Je n'ai jamais eu envie d'être conduite à l'autel.
    Elle se tut un instant, contemplant par la porte-fenêtre la baie d'Amalfi ensoleillée. Puis reprint brusquement:
    – Je n'ai pas beaucoup d'amis. Je ne connais presque rien. Mon ami, Mr. Stokowski, qui est tout pour mou, m'a proposé de me faire découvrir quelques-unes des belles choses du monde. J'ai accepté avec enthousiasme. J'étais assez na ï ve pour penser que je pourrais voyager sans être reconnue et pourchassée. C'est cruel d'embêter les gens qui ne demandent qu'à vivre en paix.
    Un reporter lui demanda si elle formait pour l'avenir quelque projet de mariage. Elle réfléchit un instant:
    – Le mariage? Je ne saurais le dire. Il me semble qu'il n'y a pas de loi qui régisse vos actions. Je ne fais jamais de projets.
    Elle n'en avait jamais tant dit.
    Une semaine plus tard, Greta et «l'homme qui était tout pour elle» partirent pour un grand voyage en Afrique du Nord et à travers l'Europe, qui, au début du mois de mais, les amena en Suède. Greta avait acheté en 1936, à une soixantaine de kilomètres de Stockholm, pour 55 000 dollars, une grande propriété, «Harby» sur le bord du lac Sillen. Une belle maison de quinze pièces, entourée de champs et de forêts. De l'autre côté du lac, elle avait en outre acquis un lopin de terre pour éviter d'être espionnée. Des pancartes: «Défense d'entrer», «Propriété strictement privée» posées partout signalaient la présence de la vedette aussi sûrement que si elle avait fait hisser sur le toit son pavillon personnel.

Gayelord Hauser lui compose un régime
pour la délivrer de ses complexes

ILS passèrent là trois mois tranquilles. Parfois, Garbo et Stocky se rendaient en voiture au village voisin. Greta, pour y faire le marché. Elle marchandait jusqu'aux carottes. Les fiançailles ne paraissaient plus faire de doute.
    Fin juillet, Stokowski rentra seul aux Etats-Unis. Garbo demeura deux mois seule à Harby, puis s'embarqua pour New York. Dès l'arrivée, à la surprise générale, elle accueillit à bord les journalistes. Elle ne dit mot de Stokowski. On lui demanda si elle avait l'intention de jamais se marier: «Si je trouvais la personne qu'il me faut pour partager ma vie, répondit-elle, il est probable que je me marierais.» L'épisode Stocky paraissait dépassé. A bord, elle avait souvent rendu visite à un bébé qui venait de naître. Bonne occasion de savoir son opinion sur les enfants: «J'ai toujours été profondément intéressée par les bébés. Je pense que la naissance est toujours un miracle.» Aimerait-elle donc avoir des enfants? Elle secoua la tête: «Non, le monde est maintenant un endroit trop compliqué… Je ne voudrais pas élever un fils pour l'envoyer à la guerre.»
    Après avoir passé quelques jours à New York, elle regagna Hollywood. Elle ne revit jamais Stokowski. Une fois de plus, la flambée ne laissait même pas de cendres.
    La presse, à Ravello et à New York, avait été étonnée de la voir presque loquace. Hollywood fut plus surpris encore de son entrain. La M.G.M. avait mis quatorze ans à découvrir ses dons comiques. Elle tournait avec Ernst Lubitsch Ninotchka, qui était une violente satire du communisme, mêlée de bouffonnerie. Le rôle lui plaisait, pour sa nouveauté. Ernst Lubitsch était le metteur en scène qu'elle admirait le plus. En 1930, elle était allée, avec son ami Sorensen voir jouer Parade d'amour, œuvre de Lubitsch, où paradait Maurice Chevalier. En sortant du cinéma, Greta s'assit sur une rambarde, se prit le menton dans les mains et demeura songeuse quelques minutes. Elle dit enfin: «Il me fallait m'asseoir et penser. Je suis tellement heureuse de savoir qu'un tel film a pu être tourné.» Sur quoi, elle acheta chez une fleuriste cinq roses rouges qu'elle porta chez Lubitsch, les lui remit, l'embrassa: «Ernst, je vous adore pour avoir fait un tel film!» Et, du coup, accepta de rester dîner, ce qui stupéfia Sorensen.
    Acteurs et techniciens étaient confondus de découvrir une Greta pétulante, qui jouait au base-ball avec l'équipe durant la pause de midi, plaisantait, allant jusqu'à faire arrêter sa voiture pour donner un autographe à une jeune admiratrice.
    Le plaisir de jouer un rôle comique et de travailler avec Lubitsch n'expliquait pas seul sa gaieté. Elle était tombée sous l'influence revigorante d'un diététicien, Gayelord Hauser, écrivain et conférencier, qui avait résolu de lui donner l'équilibre moral et nerveux dont elle avait toujours manqué. Même dans ces jours de fraîche euphorie où elle tournait Ninotchka, Lubitsch disait d'elle: «Garbo est la personne la plus bourrée de complexes que je connaisse»
    Hauser n'entreprit pas de la guérir par la diète. Après une réception chez lui, où il n'avait pur la dégeler, elle accepta une invitation à dîner, à la condition qu'elle fût seule. Gayelord prépara pour elle la plus tentante de ses recettes: des hamburgers au riz sauvage, avec des noisettes hanchées, liées par un œuf battu, le tout frit dans de l'huile d'arachides.


Depuis treize ans, cachée sous ses lunettes noires, Greta erre à travers le monde.
A ceux qui l'interrogent, elle répond ces seuls mots: «Je N'au pas de projets.»

“J'ai tout oublié, je vais à la dérive”

    Les hamburgers séduisirent Greta. La vitalité de Hauser, beau garçon très grand et bien bâti, acheva la conquête. Elle était toujours sensible aux hommes sûrs d'eux-mêmes, et prête à la docilité. Après avoir réformé son régime alimentaire, Gayelord s'efforça de modifier son comportement mondain et de rendre sociable la farouche. Déjà, une amie européenne de Greta, Mercédès de Acosta, élégante, raffinée et fort cultivée, pour Hollywood, avait essayé de l'initier à la musique, à la peinture et à la poésie. Mais la «petite fille» préférait Peter Rabbit, Pierrot le lapin à tous les poètes du monde. Hauser eut plus de succès: elle se détendit, du moins au studio.
    Comme les autres, naturellement, le diététicien crut qu'il était aimé. Après la première de Ninotchka, en novembre 1939, il l'emporta à Palm-Beach puis aux Bahamas. Il était tellement assuré de sa conquête que, en passant par New York, il décrivit à un journaliste de ses amis l'histoire complète et prématurée de leur mariage. Un câble envoyé par lui devait confirmer le récit dès que la cérémonie serait célébrée.
    Le voyage dura un mois, mais le câble ne fut jamais envoyé.
    En 1941, la M.G.M. décida que Garbo allait devenir une pin-up 100% américaine. «La Femme aux deux visages», choisie pour ces nouveaux débuts, et inspirée d'une farce hongroise, était une épaisse histoire de fausses jumelles, un intrigue grinçante assaisonnée d'un dialogue ténu, allusif et coquin. La publicité de la Metro partit là-dessus pour annoncer à l'Amérique qu'un «nouvelle Garbo» allait lui être présentée. On la verrait pour la première fois en maillot de bain réduit au moindre, et même luttant avec un homme, en «dessous transparents».
    Ces promesses affriolantes furent scrupuleusement tenues, et, la nuit du 31 décembre 1941, au 1 er janvier 1942, le public du Capitol à New York vit en effet la grande Garbo muée en vedette de vaudeville quasi licencieux.
    Le moment était particulièrement choisi: le désastre de Pearl Harbour avait éclaté comme le tonnerre, vingt-quatre jours plus tôt. La Ligue Nationale de la Décence intervint. L'Australie interdit le film. Pour pallier cette condamnation, la M.G.M. épura le texte et les images, ce fut plus ridicule encore. La critique fut féroce. Time écrivit que «c'est un mauvais tour joué à une grande et timide actrice profondément féminine» et «que l'on aurait eu la même impression en voyant Sarah Bernhardt battue à coups de vessies».
    Greta, atterrée par cet échec retentissant, crut qu'une conjuration d'esprits malfaisants s'était liguée pour provoquer sa chute. Elle gémissait: «Ils ont creusé ma tombe.» La guerre lui faisait peur. Elle avait fait venir sa mère à Hollywood, craignant une invasion russe en Suède. Mme Gustafsson mourut près d'elle, qui en conçut un immense chagrin. La honte qu'elle éprouvait du rôle qu'elle avait accepté se tournait en dégoût de la carrière: il lui semblait, par cette déchéance, avoir trahi les héro ï nes qu'elle avait incarnées, rompu le charme, détourné la gr^ce, rendu le miracle impossible. Comme aucune volonté forte n'était près d'elle pour la relever et la guider, elle s'abandonna. A trente-six ans, la plus grande de l'écran faisait retraite à jamais.
    Depuis treize ans, elle erre comme un corps sans âme. En 1946, quand elle revint en Europe, les reporters lui demandèrent ses projets: «Je n'ai pas de projets dit-elle, ni pour l'écran, ni pour moi-même, ni pour quoi que ce soit. Je vais à la dérive.»
    Elle a pourtant un point d'attache. A Manhattan, un appartement de sept pièces dominant l'East River. Elle y mène la vie la plus vide et la plus désaxée. A un ami qui lui demandait ce qu'elle faisait de ses journées, elle expliqua: «Souvent, je mets mon manteau vers dix heures, je sors, je suis les gens dans la rue, je vais où ils vont. Je tourne en rond.»


Depuis sa retraite, on lui a prêté trois amitiés: le chef d'orchestre
Stokowski, le diététicien Gayelord Hauser et l'industriel Schlee.

    Elle va volontiers visiter les antiquaires de la 3 e Avenue. Elle se montre plaine de naturel et de gentillesse. Mais elle veut être seul dans la boutique, où elle s'attarde, prenant un objet dans ses mains, demandant quelquefois uns prix. Au bout d'une heure, elle s'en va sans avoir rien acheté. Ou bien elle se rend dans un atelier de restauration d'antiquités. Elle s'asseoit et demeure là des heures, sans dire un mot à regarder travailler les ouvriers.
    Parfois, elle entre au Hammacher Schloenner. C'est un grand magasin à la mode, dans la 57 e rue Est, spécialisé dans les articles da maison. Là, elle fait quelques, emplettes, verrerie, ustensiles de cuisine, sans jamais dépenser beaucoup. Puis, un beau jour, chez Wynne et Treanor, épicerie «chic» de Madison Avenue, elle commande du caviar frais à 30 dollars la livre.
    Si l'actrice a renoncé sans retour, la spectatrice aime toujours l'écran. On l'a vue se rendre au musée d'Art moderne pour se faire projeter ses propres films. Mais, souvent, quand il fait mauvais, elle se réfugie dans un petit cinéma de la 58 e Rue Est, le Plaza Theatre, qui donne souvent des films étrangers. Il faut alors que le directeur feigne de ne pas la reconnaître. Au contraire, si elle est en mal de compagnie, elle invite des amis à déjeuner au restaurant La Colonie, ou arrive à l'improviste chez quelqu'un, s'assied quelques instants et s'envole aussi brusquement qu'elle s'est posée, «brillante et preste comme un oiseau-mouche».
    Dans ce grand désarroi où elle s'abandonne, Garbo s'est fait pourtant deux amitiés solides. Le baron Erich Goldschmidt-Rotschild représente la mondanité, Georges Schlee et sa femme Valentina, la bohème.
    Le baron a soixante et un ans, il est riche, parfaitement distingué, totalement désœuvré- Ce dilettante, qui avait possédé avant Hitler une très belle collection en Allemagne, promena Garbo de musée en expositions, lui donna enfin le goût de l'art, la décida m^me à acheter quelques toiles, un Renoir, un Degas, un Soutine. Ils faisaient ensemble de longues promenades dans Central Park, terminées par un repas fin dans un restaurant de luxe.
    Garbo a fait la connaissance de Schlee et de Valentina par le canal de Gayelord Hauser. L'un des points du programme du diététicien pour donner à sa disciple le goût de vivre en société concernait la toilette. Il l'envoya chez Valentina pour se créer une garde-robe. Greta prit du goût. non pour les parures mais pour la couturière et son mari, qui était son associé. Elle revint souvent, non en cliente, mais en amie. Georges Schlee lui rappelait Maurice Stiller: Russe d'origine, les traits lourds. le corps massif, les mains fortes, le verbe haut, toujours prêt à discuter avec aplomb sur n'importe quel sujet. Il la conseillait, la dirigeait, s'imposait à elle, qui avait toujours aimé la docilité confiante. Valentina faisait ses robes. Un soir, elles s'amusèrent à paraître dans un dîner, vêtues de la même jupe de foulard bleu foncé et du même corsage blanc, Schlee trônant entre les deux fausses jumelles – évocation qui ne rappela pas à Garbo le souvenir de son échec.
    Au contact de ses nouveaux amis, elle devient presque mondaine. Il y a deux étés, elle débarque en avion à Paris avec Schlee, part pour l'Angleterre où elle passe trois semaines chez Cecil Beaton, et elle rencontre la princesse Margaret, avec laquelle elle s'entend – rapporte un témoin – «comme princesses en foire», rentre à Paris où elle trouve Schlee, part pour l'Autriche avec le baron, son ex-femme et la mère de celle-ci atterrit enfin sur la Côte d'Azur où l'attend le fidèle Schlee.
    C'est toujours l'errante à la dérive, mais qui accepte des compagnons et des rencontres. Comment elle les supporte, ceci est une autre affaire. A son retour à New York, quelqu'un lui demanda si elle avait passé un bon été en Europe. Elle prit une mine dramatique et répondit simplement: «Ter-ri-ble!»
    Et la vie morne recommença. Un de ses amis la trouva un jour dans une chambre d'hôtel, assise par terre, enveloppée des pieds à la tête dans des couvertures. Devant sa surprise, elle dit: «Le suis un enfant qui n'est pas encore né.» Une autre fois, elle raconta: «J'ai eu ce matin une drôle de dispute avec Dieu», aveu d'autant plus surprenant qu'elle ne parle jamais de religion et ne semble pas s'en soucier. Non plus que de littérature, de politique ou de l'état du monde. Ayant appris pendant la guerre que Hitler était un fervent de ses films, elle émit pourtant la cocasse intention d'aller le voir et de «le persuader de ne plus faire toutes ces choses affreuses». «Au moins, conclut-elle avec le plus grand sérieux, si je ne le persuade pas, je pourrai toujours lui tirer dessus.» Ce rôle de Judith n'alla pas plus loin.
    Dans sa retraite, elle ne cessait de recevoir des centaines de scénarios dont quelques-uns l'intéressèrent. En avril 1947, elle semblait presque décidée à jouer un film sur George Sand, dont la vie l'avait passionnée comme celle de la reine Christine. La projet échoua, non par sa faute: elle en eut du regret. En 1948, elle alla jusqu'à signer un contrat de 200 000 dollars et à accepter 25 000 dollars de provision pour tourner La Duchesse de Langeais, d'après Balzac. Là encore, l'affaire n'aboutit pas. Mais en 1952, il fut clair que ce n'étaient là de sa part que des velléités qui n'auraient pas eu de suite, même si des obstacles extérieurs n'étaient pas intervenus. Le producteur Johnson lui envoya les épreuves d'un roman de Daphné du Maurier, Ma Cousine Rachel. Garbo lut le livre, accepta de jouer le rôle. Johnson, émerveillé de sa réussite inespérée, vola jusqu'à New York. Quand il arriva, Garbo lui dit, découragée: «Je ne suis pas de taille. Je n'ai plus le courage de tourner un autre film. Jamais.» Et à un vieil ami qui lui demandait des conseils pour un spectacle de télévision qu'il préparait, elle répondit avec une lassitude infinie: «Tout cela appartient au passé. J'ai tout oublié.»


Un événement dans le cinéma: Garbo parle. Sa première
réplique: «Donnez-moi un whisky.»
(Anna Christie, mars 1930.)

    Un passé mort, un présent morne, un avenir bouché. Peut-on dire qu'elle vive vraiment, cette «enfant qui n'est pas encore née»? Artiste supérieure même à sa renommée, femme inégale à sa légende, écartelée entre le génie et l'absence, entre l'adoration des foules et la puer des contacts, l'énigme qu'elle pose est peut-être simplement celle d l'artiste dévorée par sa création, ce monstre sacré qui ne sait faire que des miracles et manque à pouvoir vivre pour son propre compte dans un monde qu'elle n'a pas réalisé, dont l'épaisseur l'effraie. Depuis treize ans, ce sphinx qui a perdu le mot de son secret erre entre ciel et terre, comme une fée qui aurait brisé sa baguette et ne peut plus rouvrir les portes de l'univers magique où elle régnait sans égale, ni s'incarner vraiment dans l'apparence d'une simple mortelle, réduite à n'être plus qu'une ombre fugitive.

FIN

Copyright 1955 by John Bainbridge et Agence Odette Arnaud.

 
 
Part I 
  
 
Part II 
  

 

from:   PARIS MATCH,        1955, Nº. 315
© Copyright by   PARIS MATCH

 



 

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